Madagascar 2-12 novembre 2005
Je m’appelle Mélina. Je vais avoir 9 ans. Depuis quelques temps Eliezera et nos maîtresses nous parlent de l’arrivée prochaine des marraines et parrains français. Il paraît qu’ils sont gentils et qu’ils nous aiment déjà beaucoup sans même nous avoir vus. J’ai commencé à y croire avec les préparatifs pour la fête.
Hier Mme Haingo nous a dit que c’était pour demain. Alors avec ma sœur nous en avons parlé longtemps dans la nuit.
Difficile de reprendre le sommeil quand on s’est levé à 3h ½ du matin pour monter dans ce sacré Airbus.
Voici en dessous de nous le détroit de Messine, puis, à peine plus loin aux abords de Benghazi la longue côte sablonneuse qui annonce les déserts de Libye et du Soudan. L’immense étendue de sable mime l’océan avec ses dunes qui viennent se briser sur les rochers sombres et dénudés qui la parsème comme des îles. Çà et là de blanchâtres d’affleurements salins rappellent qu’il y avait autrefois de l’eau.
Mais déjà la nuit tombe à l’approche de l’équateur. Nous jetons un dernier regard vers les sources du Nil et vers l’Ethiopie où nous fûmes autrefois.
Je vais essayer de piquer un petit somme sinon demain je ne vais pas tenir debout, surtout avec mon sac à dos et les vingt kilos à véhiculer jusqu’à l’orphelinat. Mais j’avais oublié ; c’est déjà demain !
Je m’appelle Jesuao. J’ai 14 ans. J’entends les petits parler des cadeaux qu’ils vont recevoir. La plupart veulent des voitures et les filles des poupées. J’espère qu’ils auront pensé à autre chose pour les grands. Rien ne vaut l’attente et la surprise. Il paraît qu’ils sont arrivés dans la nuit et qu’ils dorment encore au Centre. Pourtant le soleil est déjà bien haut ! Et tout est prêt pour les accueillir.
Depuis une semaine tout bougeait. Eliezera allait de l’un à l’autre, de l’une à l’autre. On aurait dit qu’il y avait mille Eliezera. Les maîtresses faisaient répéter les chants et les danses pour la cérémonie avec le Maire. Il paraît qu’il y aura même la télévision. Mais ça c’est pour demain. Aujourd’hui c’est la journée des parrains et marraines.
Hier, quand je suis rentré de l’école j’ai vu la grande banderole avec Tongasoa écrit en grand et plein de panneaux de bienvenue en français. Alors j’ai compris que l’on allait vivre des jours différents. Et ça, c’était déjà excitant !
J’ai bien dormi, mais pas assez. Ici il fait jour à 4 heures ! Au déjeuner que nous avons pris à la cantine du Centre, nous avons fait la connaissance de Juliette. Je crois qu’on peut tout demander à Juliette. D’ailleurs on n’hésite pas, ne serait-ce que pour la voir sourire tellement elle est heureuse de pouvoir faire plaisir.
En sortant nous nous sommes arrêtés pour regarder des hommes qui préparaient un élevage de chenilles de vers à soie.
Pour aller au « Triomphe » il faut longer la grande route qui mène à Tamatave et se méfier des camions qui rasent les bas côtés ou qui doublent de lentes charrettes tirées par des zébus. Sur la gauche il y a une carrière qui retentit du son cristallin des ciseaux des tailleurs de pierre. Du point du jour jusqu’au soir, en plein soleil de midi, ils frappent le rocher sans relâche pour arracher quelques cubes de pierre. Cela rappelle étrangement une publicité pour des carrés « d’ appéricube » mais ici ce n’est pas une plaisanterie.
De part et d’autre, quelques champs bordent la rivière où des lavandières accompagnées de leurs marmots plongent leur linge dans une eau rougeâtre.
A l’entrée du « Triomphe » la rivière emprunte une pente plus raide. Elle glisse sur un affleurement granitique avant de s’étaler au-delà en une sorte de petit lac qu’entoure une pinède. C’est un coin paisible et charmant. Une femme savonne son linge sur les roches lissées par l’eau. Un petit pont permet d’accéder à l’orphelinat.
Il y a là Marguerite, Andrée, Renée et son inséparable Gisèle, Madeleine, l’incroyable Dina, Daniel et Loïc (nos barbus) René, Michel R. (le feu follet) Serge et Françoise, Serge D. (encore tout seul pour une petite heure) Janine et Tony, Rolande et Alain et bien entendu Danielle et Michel ( les aurais-je oubliés ?).
A l’entrée, juste après le pont, une femme et quelques jeunes filles décorent de fleurs des panneaux de papier qui massèrent dans un bain. C’est joli.
Les bâtiments sont plus haut, à mi-pente de la colline qui fait face. Un sentier poudré de latérite nous y conduit. Un tapis rouge, voilà qui augure bien du futur accueil !
Nous voici tous les 19 jouant les Pères et Mères Noël.
J’ai 12 ans. Je m’appelle Nosiera. Les marraines et parrains, comme ils disent, viennent de distribuer des montres à leurs filleuls et filleules. Elles sont superbes. Un moment j’ai cru que j’allais être oubliée. Je n’étais pas envieuse de mes compagnes, mais je voulais bien en avoir une moi aussi. Et le miracle s’est produit. Ma première montre ! Je ne l’oublierai pas. A côté de moi Jesuao que j’aime bien a sauté de joie. Il a levé la sienne vers le ciel. Puis il s’est mis à pirouetter et à danser. Il n’avait plus de voix. Lui aussi avait cru que le partage était fini.
Ouf ! Nous avons achevé la distribution. Les maîtresses vont avoir du travail pour ranger les livres, le matériel scolaire, les médicaments. Mais c’est bien comme cela.
Il faut peu de temps aux enfants pour nous adopter sans réserve. Rapidement nous ne sommes plus des étrangers pour eux. Les effusions et les photos de « famille » se multiplient jusqu’à ce qu’Eliezera nous invite à partager un étonnant « roumazaf ». C’est un plat composé de riz parfumé par des feuilles de « brêdes » qui forment un bouillon dans lequel ont mijoté des morceaux de poulets et de zébu. Il nous est servi après des assiettées de crudités.
Au dessert nous avons le choix entre les petites bananes à la saveur si subtile et les mangues au suc si généreux qui nous fait lécher les doigts de plaisir.
L’après-midi Eliezera propose de visiter le potager. Le sentier pour s’y rendre n’est pas aisé car il est bordé de profondes rigoles destinées à drainer l’eau de la maigre source qui sourd un peu plus haut et qui est si essentielle dans la vie de l’orphelinat. Nous réalisons aussitôt la pénibilité de la tâche. En effet, il faut acheminer l’eau à l’aide de simples seaux jusqu’aux cuisines et aux toilettes Cela fait près de trois cent mètres en empruntant qui plus est, une trace en déclivité. L’eau, c’est le principal problème matériel. C’est l’urgence dans l’urgence.
Les enfants ont spontanément abandonné leurs jeux pour nous suivre. Ils sont de plus en plus attachants et attachés à nos basques. Comme l’eau, c’est certainement la tendresse qui leur manque le plus, même si « le Triomphe » est une grande famille.
Quelques étreintes encore et nous quittons nos ouailles pour regagner le Centre.
Pour ce soir, Juliette nous a préparé une bonne soupe et des poulets rôtis au feu de bois. Nous apprécions car la journée a été rude en fatigue mais bien davantage encore en émotions.
Une grande journée pour « Le Triomphe ». Il y a là les notables, plus tous ceux qui quotidiennement oeuvrent au bon fonctionnement de l’orphelinat et bien sûr il y a les enfants.
Les discours s’achèvent sur une vibrante allocution d’Eliezira qui parachève ce moment d’émotion ponctué par l’hymne national et la levée des drapeaux malgache et français.
Et puis, c’est la fête, la véritable fête, celles des enfants où se mêlent chants et danses des plus petits aux plus grands. Les adolescents s’emparent de l’estrade abandonnée par les personnalités et laissent libre cours à leur époustouflante énergie.
Après un apéritif d’honneur et un copieux repas sous la pagode nous retrouvons les enfants autour du petit lac. Bientôt les ombres s’allongent sur la campagne ; il est temps de rentrer.
C’est ce soir là que Juliette a pleuré. Sans doute beaucoup de fatigue, de tension et le désespoir de n’avoir pas fait assez pour ces hôtes, la honte quoi !
On l’entoure, on l’embrasse, on la serre très fort. Elle voit que nous l’aimons, alors, apaisée, elle sourit à nouveau comme avec reconnaissance alors que c’est nous qui lui devons !
La fête continue. Aujourd’hui nous partons tous ensemble à la campagne. Il y a deux cars. Un pour nous et un pour les parrains et marraines. Dommage j’aurais bien aimé être avec ma marraine. On se connaît depuis peu mais c’est comme si c’était depuis longtemps. Enfin c’est un beau voyage et je vais bien m’amuser. Il y a déjà beaucoup d’ambiance.
Aujourd’hui pique-nique avec les enfants du côté de Moramanga. Cette ville se trouve sur la route de Tamatave ainsi nous évitons la traversée d’Antananarivo. Les enfants suivent dans un autre car.
Dans un premier temps la route, la RN2, longe la rivière. En bordure de son lit s’étagent des rizières dont le vert tendre tranche avec le rouge de la latérite. Plus loin, elle suit le pittoresque chemin de fer qui relie les deux grandes cités. Depuis quelques années les trains ne circulent plus faute d’entretien de la voie. De ce fait le trafic des camions est intense. Ils sont difficiles à dépasser. Entre temps une brève halte a été l’occasion de fleurir les dames de bouquets de Godetias ( dénommées aussi Clarkia).
En cours de route nous faisons connaissance avec Naïna, le neveu d’Eliezera. C’est un jeune étudiant enthousiaste et pondéré à la fois dont la maturité et le savoir surprennent. Il a pris en charge le projet pour l’adduction de l’eau auquel il apportera sa technicité en matière de travaux publics.
Le trajet devient de plus en plus tourmenté. Nous suivons une rivière qui s’écoule entre des bouquets de bambous et de lantanas en fleurs. Bientôt les cars entament la raide montée d’un col, puis une descente qui a le même profil. En sens inverse, nous remarquons plusieurs camions en panne. Ils seront encore là quand nous passerons au retour. Aussi sommes-nous soulagés lorsque nous retrouvons la plaine.
Nous traversons le fleuve Mangaro. Le temps d’apercevoir des pêcheurs de Tilapias et les aigrettes impavides guettant leur proie. Encore une belle image qui s’enfuit entre les arbres qui défilent.
Moramanga est plus loin. C’est un grand bourg à la croisée de deux routes. Il fut le foyer du soulèvement durement réprimé de 1947. Nous faisons un arrêt au marché local pour permettre à l’indispensable Juliette de faire les dernières emplettes pour le repas de midi.
Le domaine de Morovoay qui nous accueille vers midi, est composé de plusieurs bâtiments coquets, disposés en carré. Ils ménagent au centre un joli jardin avec des parterres bordés de haies basses d’euphorbes épineuses (Euphorbia milii) aux fleurettes d’un rouge éclatant.
Notre hôtesse, Mme Lydia Ronbson nous fait l’honneur d’une visite. Elle adore ce domaine où elle a longtemps vécu et qu’elle a retrouvé comme directrice après bien des vicissitudes. C’est une artiste philosophe. Outre la gestion du domaine, elle consacre son temps aux arts et à l’écriture.
Des tables sont aménagées sous une longue véranda. Tels des aristocrates de jadis nous prenons place pour un repas composé de produits locaux dans un paisible et confortable décor.
Les faucons dont la nichée est logée juste sous le toit, sont certainement les seuls à trouver cette journée déplaisante.
La jeunesse s’est égaillée dans le jardin avec cris et rires. Un délire de gaieté !
Nous, les éducatrices, sommes restées au domaine pour surveiller et faire jouer les enfants. Quelques marraines ont renoncé à visiter l’emplacement du futur village que projette Eliezera, non loin de là. Elles nous questionnent sur notre activité au sein du Triomphe, sur nos difficultés, sur nos priorités, sur la meilleure façon de palier nos besoins. Elles ne peuvent imaginer combien notre quotidien d’enseignantes, sans omettre celui des femmes de service, est difficile et encore davantage si nous considérons plus globalement la situation des villages environnant que nous essayons d’aider avec nos maigres moyens. Nous percevons qu’elles voudraient bien faire davantage, mais la France est tellement loin…
Demain nous serons à nouveau seules face aux problèmes courants, sans parler des imprévus… Leur présence aujourd’hui avec nous est cependant réconfortante. Maintenant on se connaît. Puissent-elles apporter un petit plus ! Il sera toujours le bienvenu.
Nous avons visité les lieux où doit s’implanter le futur village de Morovoay. Le projet semble dément, mais on doit faire confiance à Eliezera pour surmonter les difficultés innombrables tant matérielles qu’administratives. La réussite du Triomphe n’est-elle pas là pour témoigner de sa pugnacité ? Le Triomphe n’appelle t-il pas d’autres triomphes ?
La réception s’est achevée sur de délicieuses brochettes de Zébu. Il est temps de prendre le chemin du retour. Derrière halte sur la route où Juliette a vu des « carbonari » travailler dans un champ. Elle fait arrêter le car et sort pour négocier à bon prix des sacs de charbon de bois. C’est l’énergie de tous les jours nécessaire pour cuisiner.
La route est maintenant encombrée de camions lourdement chargés qui se dirigent vers la capitale. Nous profitons des nombreux contrôles routiers pour en dépasser. Néanmoins la nuit est déjà tombée quand nous arrivons au logis, guidés par l’étoile du berger et le croissant de lune qui se présente renversé par un curieux effet d’optique.
Nous n’allons guère dormir longtemps car le lever est prévu une nouvelle fois vers 3 heures du matin.
Je m’appelle Nouisa j’ai à peine plus de trois ans. Parce que je suis petite et que mon parrain est très gentil, on m’a permis de monter dans le car des visiteurs. C’était doux. Il y faisait bon chaud. Il paraît que c’était un long voyage et que c’était beau. Je ne sais pas parce que j’ai dormi tout le temps dans les bras de mon parrain. Je crois qu’il a aussi dormi beaucoup. Il ne bougeait pas. Peut-être avait-il peur de me réveiller ? En tout cas j’étais bien et je crois que lui aussi. Quand nous sommes arrivés à la maison j’ai cru que j’avais rêvé. C’était un beau rêve.
Nous retrouvons nos petits protégés à l’orphelinat. Ils ne nous quittent plus. Ils et elles doivent sentir que le départ approche. Les éducatrices nous font visiter l’école. Nous demeurons émus devant le courage dont elles font preuve compte tenu des faibles moyens pédagogiques à leur disposition. Nous sommes dans une classe qui accueille des enfants originaires des villages voisins très pauvres. Les élèves nous gratifient de chants. Nous sommes désolés de ne rien pouvoir leur offrir d’autre que de les écouter et les remercier.
Au début de l’après-midi nous faisons une escapade à Antananarivo pour compléter nos achats de souvenirs et faire un dernier tour de ville.
Les rizières et les maraîchages, presque au cœur de la cité, défilent en contrebas de la route. Voici les boutiques et les étals bordant les bas côtés, voici le lac Anosy et les jacarandas pleurant sur notre départ et pour finir la fourmilière de la Place Centrale avec ses vendeurs. Le temps de mémoriser quelques impressions et nous rentrons car la fête nous attend au Triomphe.
Rassemblés dans la grande salle à manger, nous attendons nos filleuls et filleules. Les tables ont été garnies de victuailles comme elles ne l’on peut-être jamais été. Il y a des beignets de poissons, des sortes de nems, de délicieux gâteaux et même des pâtes. On y ajoutera des assiettées de bonbons qui feront le bonheur des enfants.
Eux, ils arrivent un peu intimidés. Mais très vite sous l’impulsion de l’irrésistible Eliezera, la joie éclate en musique, en danses, en rires. On se gave de mets, on se gave de ces moments d’une félicité éphémère. Il n’y a pas de pause de peur qu’elle nous échappe. On chante, on essaie de fixer par la photo la tendresse et le plaisir de partager qui suintent dans chacun et dans les moindres recoins de la salle.
Puis, à l’approche de neuf heures, de l’instant fatidique du départ, une ombre passe sur nos protégés, une onde de tristesse. Elle se propage jusque chez les plus exubérants. Alors, aux rires succèdent les pleurs.
Je m’appelle Lauria, je n’avais pas de marraine. Mais on m’avait fait venir parce que ma sœur qui en avait une était invitée. Une chance ! Au début j’étais triste parce que je n’avais personne vers qui aller. Alors je me suis rapprochée d’un parrain qui était seul et j’ai dansé avec lui. C’était bien. Mais je savais que ça aller se terminer et j’ai commencé à pleurer avec ma sœur. Et on n’arrivait plus à s’arrêter de sangloter. Tous, on était triste. C’est pas bien que le bonheur finisse ainsi !
J’emporte avec moi les cris de détresse, les regards désespérés qui ne comprennent pas. Ces cris d’amour je les garderai longtemps en moi comme un cadeau sans prix.
Promis. Nous reviendrons tous dans cinq ans, avec l’aide du Seigneur qui ne peut laisser cette œuvre inachevée. Nous serons même plus nombreux encore pour que tous les enfants aient une marraine ou un parrain. C’est promis.
Tony Dalmasso
Biot le 20 novembre 2005